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BLOG IKATU

Un beau mariage - FINS

  • Photo du rédacteur: Dorothée de Linares
    Dorothée de Linares
  • 14 juin 2021
  • 20 min de lecture

Dernière mise à jour : 27 mars 2023


Si vous n'avez pas lu le début de l'histoire, allez-y d'abord (début de l'histoire), avant de lire les fins sur ci-dessous.

Vous êtes Laura, manager d'équipe dans une grande entreprise, AVA SA. Vous soupçonnez Marine, votre collaboratrice et presque copine d'être victime de violences de la part de son mari. Choisissez la fin de l'histoire :



Retrouvez également l'avis d'IKATU CONSEIL.

Bonne lecture !


A – Laura ne se mêle pas de cette affaire privée


Dans les semaines qui suivirent, Laura continua à retourner au bureau tous les vendredis, mais Marine n’y remit pas les pieds. Chaque semaine il y avait quelque chose qui l‘empêchait de venir : une toux suspecte, un jour posé en RTT, ou un rendez-vous chez le médecin pour Louis sur le temps du déjeuner. Il n’y avait pour autant rien à redire sur la qualité de son travail, et aucun nouveau problème technique ne la fit arriver en retard dans ses rendez-vous virtuels.

C’était comme si elle gardait ses distances. Laura n’insistait pas. Elle aurait bien aimé cependant la revoir en vrai, pour être complètement rassurée, et puis, parce qu’elle sentait que l’amitié à distance, ça ne marcherait pas. Si elles habitaient dans le même quartier, elle aurait pu passer à l’improviste près de chez Marine et prétexter qu’elle était dans le coin pour se croiser ; mais entre son travail, ses enfants, et les contraintes liées au COVID, ce n’était pas envisageable de traverser Paris.


Clément lui demandait de temps en temps des nouvelles de sa collègue, il ne disait jamais « copine ». Rien à signaler. Il devait avoir raison, c’était son imagination qui lui avait joué des tours.


L’été arriva. Laura et Clément durent improviser pour l’organisation des vacances, car les grands-parents étaient malades ou craignaient de l’être. L’improvisation, ce n’était pas ce que Laura préférait.

Elle savait que Marine passait comme d’habitude tout le mois d’août en Bretagne. Louis profitait de la plage de Perros-Guirec, et de ses nombreuses cousines, dans la maison familiale des Beaumont de Citry. Elles étaient amies sur Facebook, faute de réussir à l’être dans la vraie vie. Laura mit quelques cœurs sous des photos du blondinet tout bronzé. Elle avait compris que Mathias restait à Paris une partie de l’été pour préparer une potentielle relance de l’activité de son théâtre.


En septembre, AVA SA continua à préconiser le télétravail pour ses salariés. Marine ne revint toujours pas au bureau.

Pour Laura, la rentrée était particulièrement chargée, entre la nouvelle réorganisation du service et la création de l’équipe « risques nouvelles pandémies », la rentrée scolaire des enfants, l’organisation familiale à caler… La routine s’installait progressivement, une nouvelle routine, avec plus de responsabilités, des personnes à intégrer dans l’équipe, une baby-sitter à adapter aux enfants, et inversement, et un conjoint dont le nouveau poste n’était plus en télétravail. Laura gérait tout cela sans trop de stress. Après tout, c’était dans sa fonction même de mettre le monde sous contrôle.


Jusqu’au dimanche soir où elle reçut un appel d’un numéro inconnu, alors qu’elle préparait le dîner.


— Laura Bako ? Ici Marie-Françoise Beaumont de Citry, la belle-mère de Marine.

— Bonjour madame.

— J’ai eu votre numéro par Mathias. Je vous appelle pour vous prévenir que Marine est à l’hôpital.

— Oh non ! Le COVID ?

— Non. Non, pas du tout.


Pourquoi était-ce la belle-mère qui appelait ? Laura sentait une grande tension chez son interlocutrice.


— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle va être absente. Elle a eu un accident. Elle a plusieurs fractures. Elle est en train d’être opérée.

— Un accident… de voiture ?


Marie-Françoise marqua un silence, avant de répondre d’une voix tremblante :


— Non, un accident domestique. On ne sait pas encore exactement ce qu’il s’est passé.

— Oh !


Le cœur de Laura qui battait déjà fort s’emballa. Elle eut le réflexe de couper le feu sous sa casserole, et d’aller dans sa chambre pour que ses enfants ne l’entendent pas. Au téléphone, la mère de Mathias prononçait des mots incroyables :


— Mon fils est interrogé par la police.


Laura tomba assise sur son lit. L’adrénaline inondait son corps.


— Mathias ? Mais, vous pensez que … ?

— Écoutez, ma belle-fille m’a parlé de vous plusieurs fois. Je sais qu’elle vous apprécie beaucoup. On ne connait pas encore les circonstances de l’accident. Je crois qu’elle a glissé. Elle a perdu connaissance. Elle est tombée contre la table. Je … je ne comprends pas comment… Mathias… Mathias est si gentil. C’est… c’est un accident terrible. C’est lui qui m’a appelée tout à l’heure en pleurant. Il disait n’importe quoi, que c’était sa faute. Il est sous le choc. Il n’est pas responsable, vous savez. Il avait déjà appelé les secours. Il fallait que je vienne chercher Louis. Je n’ai jamais été aussi vite pour aller chez eux. Les pompiers étaient déjà là.

— Et comment va le petit Louis ?

— Ça va, je suppose. Il ne comprend pas ce qu’il se passe. Je crois qu’il jouait dans sa chambre quand elle est tombée. Il a vu sa maman par terre, et les pompiers arriver. Il ne parle pas encore très bien, vous savez, je ne comprends pas tout ce qu’il me dit. Quel coup du destin ! Voilà, excusez-moi de vous déballer tout cela, mais je voulais vous prévenir, pour le travail…

— Merci de m’avoir appelée. Je suis comme vous, sous le choc. Je suis désolée pour Marine. J’espère que l’opération se passe bien. Au travail on se débrouillera. Ce qui est important c’est qu’elle se remette bien. Tenez-moi au courant.

— Comptez sur moi. Et moi, je sais pouvoir compter sur votre discrétion.


Quelques semaines plus tard : que sont-ils devenus ?


Mathias est retourné vivre chez sa mère, en attendant le procès. Madame Beaumont de Citry cherche un bon avocat pour défendre son fils.

Marine ne sait pas encore quand elle reprendra son poste, ni même si elle le reprendra. Pour l’instant, elle est en convalescence à Berck-sur-Mer et sa priorité, c’est de se réparer, tant physiquement que psychologiquement. Louis est chez ses grands-parents près d’Abbeville, et il peut voir sa maman régulièrement. Il joue beaucoup avec son camion de pompiers.


Laura appelle sa collaboratrice de temps en temps pour prendre des nouvelles. Les conversations restent superficielles. Elles ont besoin encore de temps pour être capables de parler ensemble de « l’accident ».


Même si Clément lui rappelle sans cesse qu’elle n’y est pour rien, Laura s’en veut terriblement de ne pas avoir su prévenir le drame. Elle a beaucoup discuté avec sa Directrice des Ressources Humaines. Elles sont en train d’organiser une session de sensibilisation pour les salariés d’AVA SA, avec une association engagée dans la lutte contre les violences conjugales.

Leur objectif, outre de partager la prise de conscience de la fréquence des violences domestiques, est que les victimes trouvent dans l’entreprise un lieu de sécurité et de confiance, et connaissent les ressources disponibles, aussi bien en interne qu’à l’extérieur, pour parler et se libérer de leur situation.



B : Laura prend les choses en main


Laura avait beau écouter les arguments et les doutes de Clément, une part d’elle, profonde, intime, lui ordonnait de ne pas rester bras ballants dans cette histoire. Clément était trop gentil. Il portait bien son prénom. Il pensait que tout le monde était comme lui. C’était souvent un avantage dans la vie, et un précieux soutien pour elle, qui passait beaucoup de temps à calculer des risques d’accidents et d’événements terribles et à prévoir le pire. Mais parfois, il se croyait chez les bisounours.


Elle l'avait vérifié, les chiffres officiels des violences domestiques faisaient réellement froid dans le dos. En 2019, en France, 146 femmes avaient été tuées par leur partenaire ou ex-partenaire… Et c’était avant le confinement ! Certaines associations estimaient même que ces chiffres étaient sous-estimés. Laura faisait défiler les nomes et les photos des dernières victimes de féminicide sur son écran, jusqu’à en avoir la nausée.


Elle avait une semaine très chargée. Le vendredi suivant, elle espérait revoir Marine. Mais, au dernier moment, celle-ci préféra rester travailler à la maison. Elle toussait depuis deux jours, il valait mieux être prudente.

Juste après le déjeuner, Laura l’appela pour prendre de ses nouvelles. Elle allait bien ; finalement elle ne toussait pas tant que ça. Et surtout, elle n’avait pas du tout de fièvre.

— As-tu fait un test PCR ?

— J’y vais demain matin.

— Et sinon, tout va bien ? Tu as déjà déjeuné ?

— Oui, avec Mathias. Il est sorti maintenant. Un rendez-vous professionnel.

— Comment vont ses affaires ?

— Ce n’est pas brillant, malgré les aides de l’État. Il a rendez-vous avec son comptable, ils cherchent des solutions pour éviter le redressement judiciaire.

— Aïe. Il doit être à cran ?

— Disons que la situation n’est pas simple pour lui, comme pour plein de gens. Il faut faire avec. Espérons que ça ne dure pas trop.

— Et… ça ne nuit pas à votre couple ?


En s’entendant poser cette question, Laura perçut l’écho d’une petite voix s’insurger en elle, une petite voix ressemblant à celle de Clément, qui lui signifiait qu’elle allait trop loin. Comme pour lui donner raison, Marine répondit sur la défensive :


— Euh… Pourquoi tu me demandes ça ?


Tant pis, au point où elle en était, Laura décida d’ignorer la petite voix.


— Écoute Marine, je ne vais pas tourner autour du pot. Je voulais te dire, j’ai compris pour Mathias.

— Qu’est-ce que tu as compris ?

— Que… Qu’il avait été violent avec toi.

— Mais enfin, qu’est-ce qui te faire dire ça ?

— J’ai vu tes bleus, l’autre jour.

— Mais je t’ai dit que j’étais tombée contre le radiateur. J’ai glissé. Laura ! Pardon, mais c’est moi qui m’inquiète... Tu es sûre que tu vas bien ?


La voix de Marine n’était pas naturelle, et son indignation surjouée, c’était sûr. Elle était dans le déni. Classique.


— Marine, je veux te protéger, tu sais, je veux ton bien. Tu peux me parler, vraiment. Tu es victime. Les victimes ne doivent pas se laisser faire. J’ai bien réfléchi. Je crois que tu devrais porter plainte contre Mathias.

— Quoi ? Porter plainte ?

— Oui. C’est sans doute difficile. Mais si tu veux, je peux y aller avec toi.

— Mais enfin ! Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ? Je ne t’ai pas demandé de te mêler de ma vie, de notre vie. Désolée, je dois te laisser, j’ai un rendez-vous téléphonique.


La jeune femme raccrocha, laissant un sentiment mitigé à Laura, qui termina plus rapidement qu’elle n’aurait voulu son paquet de Granola.


Le soir venu, Laura, qui d’habitude appréciait de vider son sac contre l’épaule de Clément, ne jugea pas utile de lui relater cette conversation.


Le lendemain matin, c’était elle qui allait au marché pendant qu’il emmenait les enfants au parc.

Elle eut du mal à expliquer ce qu’elle venait faire à l’homme en uniforme qui filtrait l’entrée du commissariat. Non, elle ne venait pas porter plainte. Non, elle n’était pas victime elle-même. Elle ne voulait pas non plus dénoncer des faits dont elle était témoin, car elle n’était pas exactement témoin… Disons qu’elle avait de sérieuses présomptions.


— Madame, désolé, il y a du monde derrière. Je dois vous demander de les laisser passer. Revenez si vous avez quelque chose de sérieux. Mais dites à votre collègue qu’il y a le 3919 pour les femmes. Au revoir madame !


Laura rageait. Elle rageait contre les autorités, contre la situation, contre le manque de moyens de la justice, contre le ton condescendant de l’agent. C’était donc vrai ce qu’elle avait lu, que la police n’écoutait pas les femmes, ne prenait pas leurs plaintes ? Il fallait bien avouer aussi qu’elle rageait contre elle-même : qu’était-elle venue chercher au commissariat ? A la place de cet homme, comment aurait-elle réagi devant une idiote qui ne savait pas ce qu’elle voulait, et qui n’avait rien de tangible ?


Il fallait qu’elle se raisonne. Le plus important c’était bien de protéger Marine. Comme elle aimait à le répéter au bureau : concentrons-nous sur notre objectif !


En rentrant, elle décida de lui envoyer un mail. Un texto aurait fait courir le risque que Mathias tombe dessus.


Bonjour Marine, désolée pour hier, si j’ai été maladroite. Je suis inquiète pour toi et je voudrais t’aider. Je ne suis pas forcément la personne à qui tu veux parler, je le comprends. Tu peux appeler le 3919 « Violences Femmes Infos » pour une écoute professionnelle. Prends soin de toi. Appelle-moi quand tu veux. Laura.


Laura vérifia ses mails toutes les heures pendant le week-end, mais Marine ne répondit pas. Peut-être respectait-elle simplement les recommandations de AVA SA, de déconnexion en dehors des heures de travail ? Ou bien c’était Louis qui l’occupait ? Ou bien, elle n’allait pas bien du tout ? Pourvu que … Laura s’efforçait de ne pas imaginer le pire.


Lundi matin, enfin, Marine lui répondit, par texto.


Bonjour Laura, le médecin m’a prescrit un arrêt de travail pour deux semaines. Je préviens mes interlocuteurs sur les projets en cours et je mets un avis d’absence sur ma boîte mails. Désolée. Marine.


Laura la rappela tout de suite, mais tomba sur sa messagerie.

Quelques mois plus tard, que sont-ils devenus ?


Laura a reçu des nouvelles de Marine : la prolongation de son arrêt maladie, d’abord. Puis, courant juillet, sa lettre de démission. Elle fait valoir son état de grossesse, certificat à l’appui, pour être dispensée de préavis.


Laura a essayé de l’appeler plusieurs fois, en vain.

Elle a compris que Marine a bloqué son numéro, comme elle l’a bloquée sur les réseaux sociaux.

Elle lui envoie un dernier mail sur son adresse personnelle, en se disant que la jeune femme ne le lira pas, mais ça lui fait du bien de l’écrire. Elle s’excuse encore d’avoir été maladroite, espère sincèrement s’être trompée – et elle l’est vraiment, sincère ! Elle la félicite pour sa grossesse et lui souhaite beaucoup de bonheur avec sa famille. Marine manquera à l’entreprise et à ses collègues. Laura se désole – mais sans trop insister – de ne pas avoir plus d’explications. Si Marine souhaite un jour reprendre contact avec elle, Laura en sera très heureuse.


Au sein de l’équipe, à AVA SA, on s’interroge. La thèse la plus largement partagée est que la jeune femme a fait une sorte de burn-out, ou de dépression - mais pourquoi ? Et qu’elle a besoin de couper les ponts. On n’oublie pas qu’elle a fait un beau mariage. Avec l’argent de sa belle-famille, elle n’a pas vraiment besoin de travailler, contrairement à ceux qui restent fidèles à l’entreprise et pâtissent de la surcharge de travail depuis son départ.


Laura se dit que c’est plus compliqué que cela, mais s’abstient de faire des commentaires. Elle-même ne sait plus que penser. Elle est bien occupée, en plus du reste, à chercher quelqu’un pour reprendre le poste de Marine, mais ce n’est pas simple.


Seule Monique a réussi à avoir la jeune femme au téléphone - brièvement. Elle est allée se reposer pour l’été chez ses parents en Picardie, avec Louis. Sa grossesse est délicate. Monique a précisé que Marine n’a pas parlé de son mari, mais qu’à son avis, il est resté à Paris, les champs de betteraves ça ne doit pas être son truc.


Laura s’est décidée à déballer toute l’histoire à Clément, y compris la partie dont elle est la moins fière. Il la soutient, bien sûr. Il mène sa petite enquête de son côté, et voit sur Facebook que Mathias passe des vacances en Bretagne, dans la maison familiale de Perros-Guirec. Mais contrairement à l’année précédente, Louis et Marine n’apparaissent sur aucune photo. Mathias annonce également la rentrée théâtrale après l’été.


En septembre, Laura est résolue à accepter qu’elle n’aura jamais le fin mot de l’histoire, lorsqu’un jour où elles sont toutes les deux au bureau, Monique vient la voir, referme la porte derrière elle, et s’assoit. Elle a quelque chose à lui dire.


— Je voulais te donner des nouvelles de Marine. — Ah tu l’as eue, comment va-t-elle ?


Laura entend sa propre voix partir un peu trop dans les aigus.


— Nous avons longuement parlé. Elle m’a dit que je pouvais te raconter. Mais juste à toi, pas aux autres. Elle ne va pas très bien, la petite Marine. Une mauvaise nouvelle. Elle a perdu son bébé. — Oh mon Dieu ! — Attend, ce n’est pas fini. Elle se sépare de son mari. — Quoi ? — Mais figure toi que ça c’est plutôt la bonne nouvelle apparemment. Le mari idéal n’avait pas l’air si parfait. On a parlé longtemps, et elle a réussi à me dire qu’il était violent avec elle. Tu imagines ? Laura imagine très bien.


C : Laura fait parler Marine


Laura avait programmé un point individuel hebdomadaire avec chaque membre de son équipe. Sans ordre du jour établi à l’avance, il s’agissait, en moins d’une demi-heure de discussion ouverte, de l’informer sur l’avancée des dossiers les plus importants, de l’alerter sur d’éventuelles difficultés, et pour elle, en manager consciencieuse, et conformément aux consignes données par les RH, de détecter des problèmes liés à la pandémie et au travail à distance. Ça ne valait pas toutes les discussions informelles qui pouvaient avoir lieu au bureau, mais c’était déjà ça.


Ce matin-là, elle avait rendez-vous avez Marine. La jeune femme n’avait pas remis les pieds à la Défense depuis le jour de la découverte des bleus, avec toujours une bonne raison : une petite toux suspecte, une journée non travaillée…


Lors de chaque réunion en visio où Marine était présente, Laura ne pouvait s’empêcher d’être à l’affût de signes de mal-être, de marques de blessures, de sons furtifs en arrière-plan, mais elle n’avait rien découvert d’anormal.

Cette fois-ci, elles auraient plus le temps pour discuter.


— Tiens tu ne portes plus de foulard dans les cheveux ?

— En fait je n’assumais pas complétement mon côté hippie. Et puis ma belle-mère m’a vue, et elle n’a pas pu s’empêcher de faire une réflexion.

— Moi je trouve que ça t’allait bien, mais je suis plus habituée à ce style Beaumont de Citry. Tiens, je ne connais pas ces boucles d’oreille, elles sont nouvelles ?


Marine écarta ses cheveux et rapprocha une oreille de la caméra, pour montrer la perle authentique.


— Mon mari me couvre de cadeaux.


Laura s’émerveilla devant les splendeurs, remarqua sans le dire qu’il n’y avait plus de bleu derrière les cheveux, et demanda d’un ton qu’elle voulut le plus léger possible si ledit mari n’aurait pas par hasard quelque chose à se faire pardonner. Marine recula brusquement sur sa chaise de bureau


— Mais non ? Pourquoi tu dis ça ?

— Rien, rien. C’est juste que quand on a une petite dispute avec Clément, et qu’il sait qu’il a eu tort, il se fait pardonner avec des cadeaux. Mais ce ne sont jamais des beaux bijoux ; il va plutôt dévaliser la boulangerie et revient avec des tonnes de viennoiseries et de gâteaux. Ça marche toujours pour remettre les compteurs à zéro, sauf sur ma balance. Mais je crois qu’au fond, il aime que je sois grosse.


Sur sa lancée, Laura continua, en se poussant à mentir un petit peu :


— Je trouve qu’on a tendance à plus se disputer en ce moment, à force de passer nos journées ensemble. Pas vous ?

— Non, … euh, si. Enfin... En général ça va, mais de temps en temps, ça chauffe un peu.

— Ça chauffe ? Au fait, si Mathias est là je pourrais lui faire un petit coucou ?

— Non, il est sorti.

— Il est courageux, avec ce temps. À moins que la pluie qu’on a à Asnières ne soit pas arrivée jusqu’au 15ème ?


Marine jeta un œil par la fenêtre.


— Ah si, il flotte, je n’avais pas vu. Bien, ça va le calmer.

— Le calmer … ? relança Laura avec délicatesse.

— Oui, je veux dire, ça va lui faire du bien. Il est un peu à cran ces jours-ci. C’est vrai qu’il s’énerve vite. Il ne supporte pas de rester impuissant, sans rien faire. Alors que moi, je peux continuer mon travail devant lui, organiser des réunions, comme si de rien n’était. Notre entreprise va bien, profite même de cette crise. Et pour lui, tout est incertain ou à l’arrêt. C’est... C’est vraiment injuste. Je comprends que ça le mette en colère.

— Donc, c’est bien ça… Il essaye de compenser avec des cadeaux ?

— … Oui, peut-être …

— Il a donc des trucs à compenser… à se faire pardonner ?

— Ce n’est pas de sa faute. C’est vrai que certains gestes lui ont échappé, et qu’il a regretté après.


Marine sembla regretter elle-même cette phrase. Laura se redressa devant son écran pour mieux accueillir sa parole.


— Dis-moi, l’autre jour, je ne me suis pas trompée, tu avais des bleus ?


Silence de Marine.


— C’est lui ?


Marine ne répondit toujours pas. Laura la voyait se recroqueviller dans sa chaise. Elle reprit avec la voix la plus douce possible pour tenter de tempérer ses mots :


— Marine, regarde-moi. C’est Matthias ?


Après un long silence pendant lequel Marine n’osa pas lever les yeux vers l’écran et la caméra, elle finit par acquiescer faiblement. Puis elle se moucha et essuya une larme.


— Tu as vu un médecin ?

— Non. Mais je n’ai rien, que des bleus, qui sont partis !

— C’est arrivé combien de fois ?

— Je ne sais pas. Pas souvent. Je m’en veux tellement.

— Tu t’en veux … ?

— Oui, de le pousser à sortir de lui-même, comme cela…

— Mais non, tu n’y es pour rien ! Tu n’es responsable en rien de cette situation, le COVID, la crise, le confinement … Mathias doit contrôler ses gestes ! Et avec Louis ?

— Louis ? Il est tellement petit et innocent. Mathias adore son fils. Je crois qu’il ne peut pas s’en prendre à lui.

— Marine, qui pourrait croire qu’il peut s’en prendre à toi ?


Les larmes revenaient.


— Laura, je suis désolée. Mathias a raison, je suis une idiote qui ne sait que pleurer…


La jeune femme se moucha encore et reprit :


— Je suis vraiment gênée. On est en train de dépasser le cadre professionnel. Et je te fais perdre ton temps.

— Non, non, ne t’en fais surtout pas pour moi. Tu sais, en tant que représentante de ton employeur, je suis responsable de ta sécurité au travail. C’est valable aussi pour le télétravail. Et tu n’as pas oublié que la prévention des risques, c’est notre boulot ?


Laura regrettait de ne pas pouvoir prendre Marine dans ses bras. Elle continua d’une voix douce :


— Écoute-moi bien : ce que tu vis n’est pas normal. Si Mathias est violent, tu es victime de cette situation, pas coupable. Mathias doit être soigné, et surtout, Louis et toi, vous devez être protégés.

— Je me sens bête, je ne sais pas comment sortir de tout ça. Je n’ai pas envie d’aller porter plainte, on ne va pas me croire, ou alors la police va lui tomber dessus, et je ne peux pas imaginer cela.

— Tu as bien fait de m’en parler. C’est déjà un pas important, non ? Je suis avec toi. Je vais t’aider. Tout ça va s’arrêter.


Quelques semaines plus tard que sont-ils devenus ?


En appelant le 3919, Marine a été orientée vers une association et des professionnels de confiance qui l’aident à se reconstruire et à déculpabiliser. La jeune femme est allée déposer une main courante. Elle a constitué un dossier avec des photos des bleus, des copies de messages dénigrants envoyés par son mari, et un témoignage de Laura. Elle ne souhaite pas porter plainte, pas maintenant.


Bien sûr Laura respecte son devoir de discrétion au sein de l’entreprise. Elle s’est débrouillée pour que sa collaboratrice ait une dérogation pour revenir au bureau plus souvent. Elle discute également avec la direction des Ressources Humaines pour mettre en place des sensibilisations aux risques de violences domestiques auprès de l’ensemble des collaborateurs.


Mathias a accepté de retourner vivre chez sa mère, provisoirement, le temps que … Le temps que quoi ? Marine ne sait pas encore, elle sait juste qu’elle n’accepte plus d’être en tête à tête avec lui. Il a dit à sa mère que Marine a besoin d’être un peu seule, que lui-même est en difficulté avec la crise, mais qu’il ne faut pas poser de questions.


Un jour où c’est sa belle-mère qui ramène Louis de la crèche, Marine se lance :


— Marie-Françoise, je voulais vous parler. Je ne pense pas que Mathias le fasse. Il va avoir besoin de vous, encore. Je vais le quitter.


Madame Beaumont de Citry ne se rend pas compte qu’elle fait une drôle de grimace, les lèvres pincées, le regard perdu dans la contemplation de ses mains. Elle prend quelques longues secondes avant de répondre.


— Marine, ce qu’il se passe entre vous ne me regarde pas, mais il faut faire un effort. Je sais que la période est difficile. C’est difficile pour tout le monde. Mais on ne se sépare pas à la première anicroche, on s’accroche.


— Il ne s’agit pas d’une simple anicroche, vous savez.

— Ah bon ? Il en a vu une autre ? Ou alors, c’est toi qui as rencontré quelqu’un ?


Elle semble ailleurs en posant ces questions directes, inhabituelles chez elle.


— Non, rien de cela. J’aurais préféré.

— Tu aurais préféré ? Mais …


Marie-Françoise regarde soudain Marine, comme pour mieux entendre ce qu’elle va lui dire.


— Et bien tout simplement, je ne peux plus supporter sa violence.

La femme mûre secoue la tête comme si elle se réveillait.

— Ma chérie… Mon Dieu… Je suis désolée…

— Désolée ? Mais vous n’y êtes pour rien !


La main tremblante, presse celle de la plus jeune.

— Il ressemble tellement à son père… J’espérais qu’en cela il était différent de lui.


Elle fait silence et poursuit :


— Je l’aimais, Henri, mais ça n’a pas été facile tous les jours. Ma pauvre chérie. Je ne pouvais pas … C’est peut-être toi qui as raison.

— J’aime encore Mathias, vous savez, d’une certaine façon, mais comme cela, ce n’est plus possible.

— Je te comprends Marine. Je te soutiens.


Et malgré son masque, malgré les gestes barrières, Marie-Françoise prend Marine dans ses bras.



L’avis d’IKATU CONSEIL


Cette histoire aborde la thématique des violences domestiques, et du rôle potentiel de l’entreprise pour prévenir et accompagner. Elle ne prétend cependant pas faire le tour de la question, ni donner les solutions, loin de là.


Pourquoi ce thème ? Une lectrice de la première partie m’a dit qu’elle s’était demandé si j’avais été moi-même confrontée au sujet.

La réponse est non, pas directement. Même si … Même si je garde le vif souvenir du bleu que j’ai vu sur la tempe d’une maman à la sortie de l’école de mon fils. Je savais qu’elle avait déjà disparu avec ses petits pendants quelques semaines, pour se protéger d’un mari violent, et puis qu’elle était revenue au foyer. Je n’ai rien fait, je n’ai rien dit. Je la connaissais peu, et je savais qu’elle avait des amies et était en contact avec les services de protection de la famille.

Et si cette situation était arrivée au travail ? Et si, en tant que manager, j’avais eu vent de violences chez quelqu’un de mon équipe ? Et si j’avais eu une collaboratrice en danger pendant son télétravail ?


Ce serait très plausible. Dans le monde, une femme sur trois a subi au moins une fois des violences physiques et/ou sexuelles de la part de son partenaire. Et il ne s'agit pas seulement de familles précaires et d'hommes alcooliques.


En France, les chiffres publiés par l’Observatoire national des violences faites aux femmes montrent la fréquence des violences et le nombre effrayant de femmes qui trouvent la mort dans un cadre domestique. À ce jour, déjà 53 féminicides depuis le début de l’année 2021* - ce que l’on appelait « crime passionnel » ou « drame familial » encore il y a peu, comme si on était au théâtre.


Les signalements de violence domestiques se sont fortement accrus pendant les confinements, et pas seulement parce qu’il y a eu un grand plan de communication sur le numéro d'appel 3919.


Quel rôle pour les entreprises ?


Des grandes entreprises ont compris l’importance du sujet, d’autant plus en période de télétravail, qui rend les victimes encore plus vulnérables. Elles font travailler ensemble RH, préventeurs, médecine du travail, référents sexismes… afin de faire de l’entreprise un lieu de sécurité et de ressources pour les victimes.

Il s'agit bien de faire respecter l'obligation de l'employeur de garantir la sécurité des personnes qui travaillent dans l'entreprise, sur le lieu de travail ou à domicile. Les entreprises engagées montrent de plus qu'elles agissent ainsi concrètement contre le sexisme et pour l'inclusion des femmes de façon plus générale, et c'est aussi un facteur d'attractivité.


Leurs actions, qui peuvent s’inscrire dans les accords sur l’égalité professionnelle, portent généralement sur 3 axes :


- Informer sur les moyens à disposition, tant à l’interne qu’à l’externe,

- Sensibiliser la filière RH, les acteurs de première ligne et l’ensemble des collaborateurs, sur le sujet - et le sexisme en général,

- Accompagner les victimes, en les écoutant, en facilitant leurs démarches de reconstruction personnelle et professionnelle.


Dans notre histoire, la libération de la parole de Marine est la première étape incontournable pour pouvoir l’aider. Une écoute professionnelle lui donnera un cadre de confiance, et lui permettra de passer ensuite à l’action en se déculpabilisant.


Pour en savoir plus, quelques ressources (non exhaustif !) :

Du côté des entreprises :

  • OneInThreeWomen, réseau d’entreprises engagées contre les violences conjugales, soutenu notamment par la Fondation Face, a créé entre autres outils, un podcast.

  • Un article de l'ANDRH : Quel rôle pour les DRH ?

N'hésitez pas à mentionner d'autres ressources utiles, et à partager vos retours d'expérience en commentaires.


*Le 25 Novembre 2021, journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, il faut actualiser les chiffres : 102 féminicides sont recensés depuis le début de l'année. Ce même jour, j'ai eu la chance d'assister à une projection de « Réparer les vivantes », réalisé par Florie Martin et produit par Mélissa Theuriau. Ce documentaire suit admirablement la prise en charge pluridisciplinaire des femmes et des enfants victimes de tous types de violence et leur reconstruction au sein de l'Institut Women Safe & Children. Cette association fait un travail remarquable.



3 Comments


YVES BRARD
YVES BRARD
Sep 08, 2021

Très bien écrit et illustrant une problématique hélas plus actuelle que jamais. L'employeur doit-il se mêler de la vie personnelle de ses salariés ? De fait ce qui se passe en dehors de l'entreprise en bien ou en mal a une incidence sur le comportement en entreprise. A minima il faut être à l'écoute, donner la possibilité à ceux qui veulent parler de le faire et faire preuve de compréhension et d'empathie dans les moments difficiles, sans pour autant outrepasser son rôle et se prendre pour un psy ou un manager démiurge capable de tout régler !...

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elise.coulange
Jun 14, 2021

Merci pour ces histoires, aussi bien écrites qu'instructives.

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lise.bilien
Jun 14, 2021

Merci pour ces beaux textes, pourvu que le message passe !

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