En nage
- Dorothée de Linares
- 29 avr. 2021
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 mars 2023
Une histoire à fins multiples : lisez cette première partie, et faites le bon choix pour la suite !

18 mai 2020, vers 9 heures
– Elena… enfin ! Bienvenue à Reinette. On ne se fait pas la bise, hein, mais le cœur y est. Je suis bien contente de te découvrir enfin en chair et en os. C’est marrant je t’imaginais plus petite. Comme quoi, on se fait des idées, même quand on se voit à travers un écran. Tu es bien chargée, pose tes affaires. Pour les mains, le gel est ici, et là, c’est la réserve de masques, n’hésite pas dès que tu as besoin. C’est important que tout le monde respecte les gestes barrières et porte le masque. Tiens, voilà déjà ton badge pour la porte d’entrée. Je vais te faire visiter les locaux. Tu vas voir, c’est tout vide. On est 7 en présentiel sur plus de 40 personnes en temps normal dans l’agence. Ça me fait drôle ! D’habitude il y a plus de vie, ça pétille, ça s’agite dans tous les sens.
Tout en ne cessant de parler, la pétillante Angélique agitait justement ses longs cheveux blonds et brillants, qu’elle portait en queue de cheval ce jour-là. Dès le premier entretien de recrutement sur Zoom, Elena avait admiré la belle chevelure de la Numéro Deux de l’agence, et au fur et à mesure des réunions de travail à distance, depuis qu’elle était embauchée, elle avait pu contempler sa large palette de coiffures, de boucles d’oreilles grand format, de petits hauts colorés de créateurs, et de maquillage impeccable. Angélique soignait son image aussi bien que celle de ses clients, dans la vie réelle comme à l’écran. Elena aurait parié qu’elle portait du rouge à lèvres derrière son masque, et que ses ongles de pieds étaient parfaitement vernis sous ses escarpins. Le bonus, dans la vraie vie, c’était le parfum sensuel et délicat, qui ne passait ni par le wifi, ni par la 4G. Gardénia et ylang ylang, reconnut Elena, qui se promit d’interroger Angélique sur le sujet.
Bien que dans un style différent, Elena avait elle aussi méticuleusement préparé cette première journée en présentiel, après les 6 semaines de télétravail forcé. Chemise blanche épaisse, jean à grandes poches, trois mouchoirs en tissu secs dans la poche droite, et le reste du matériel dans son sac à dos : le stock complémentaire de mouchoirs, la pochette spéciale pour le mouillé, contenant déjà ce qui lui avait servi à s’éponger soigneusement en sortant du métro, le petit ventilateur à piles, et bien sûr, les masques de rechange, le gel hydroalcoolique, et le vaporisateur de poche d’eau d’agrumes fraiches. Pas de maquillage, à part sa poudre magique matifiante.
Angélique lui fit faire le tour de l’agence. L’ancien atelier de menuiserie était transformé en open space, avec des grandes baies vitrées donnant sur une cour fleurie : la quintessence du charme du 11eme arrondissement, meublé avec soin dans un style Factory, avec des carrelages en ciment anciens, des luxueux tapis, et, aux murs, des créations publicitaires de l’agence, primées par la profession.
Elena rencontra enfin certaines des personnes avec qui elle passait une partie de ses journées derrière un écran depuis quelques semaines. Camille, Etienne, Aminatou, Sofia... Angélique la présentait comme une star. Elle se fit applaudir chaleureusement, devinant les sourires accueillants derrières les masques. Hervé, le patron, n’était malheureusement pas là, car il avait appris la veille qu’il était cas contact.
– Mais il a hâte de te rencontrer, assura Angélique. Il a été impressionné par la façon dont tu as rapidement pris tes marques dans le projet Ava. C’est prometteur. Je suis ravie de t’avoir recrutée, tu sais, je sens qu’on va faire du bon boulot ensemble. Tu n’as pas oublié que je te fais plonger dans le grand bain cet après-midi ? C’est à 14h30, la réunion avec Mifa Sols. On a le temps de se préparer ce matin. C’est important, c’est notre meilleur client. Leur image, leur communication, leur digital, c’est nous. Tu as vu les carrelages et les tapis ? C’est eux. Tu vas rencontrer cet après-midi leur directeur de la communication, Jean-Christophe Mouly. C’est un sacré personnage, tu verras. Il connait Hervé depuis longtemps. Il est très attaché à l’agence. Il devrait venir avec quelqu’un de son équipe, mais c’est toujours lui qui décide de tout. On va faire le point sur les chantiers en cours, et surtout prendre le brief pour la refonte de leur site web.
Elena se sentait de plus en plus détendue, et savourait sa chance d’avoir été embauchée chez Reinette malgré le confinement. En CDI, pour la première fois depuis son diplôme, après cinq ans de contrats d’intérim ou de CDD. Une agence à taille humaine, et avec les reins solides. Et pour travailler en direct avec Angélique, cette professionnelle reconnue, qui faisait tout pour sa bonne intégration dans l’agence, malgré les circonstances compliquées.
La matinée se passa sans difficultés particulières, au rythme des points avec les uns et les autres, et de la préparation de la réunion de l’après-midi.
À la pause déjeuner, ils se firent livrer des salades et s’installèrent dans la cour. Enlevant son masque pour la première fois, Angélique vérifia son rouge à lèvres à l’aide de son IPhone, il n’avait pas bavé, et s’allongea quelques instants dans un transat face au soleil, en fermant les yeux pour que sa peau veloutée absorbe un maximum de rayons lumineux. À l’inverse, Elena restait le plus possible à l’ombre. Il ne faisait pas trop chaud, heureusement, et une légère brise lui rafraichissait la nuque. La jeune femme limitait les risques au maximum. Mais elle voyait que le soleil était en train de tourner. La conversation était sympathique et animée. Elena n’était pas en reste dans les plaisanteries qui fusaient. Elle apprenait à mieux connaitre ses collègues, et elle-même commençait à se livrer : elle souffrait en ce moment de ne pas pouvoir aller à la piscine, elle aimait tellement nager ! Et sinon, peut-être, après la pandémie, chercherait-elle un appartement avec son copain, maintenant qu’elle était en CDI ?
*
À 14h30 pile, Angélique accueillit l’illustre client, suivi d’une jeune femme inconnue.
– Bonjour Jean-Chri ! Et bonjour… Je ne crois pas qu’on se connaisse.
– Bonjour mon Ange ! Je te présente Jenny. Ma nouvelle chargée de missions. Jenny c’est un génie, tu vas voir.
Jenny sembla encore plus gênée par le rire gras qui suivit que par la plaisanterie. L’homme, très à l’aise, ne semblait pas s’en rendre compte et continua :
– Toi, mon Ange, tu es toujours aussi belle. Tu arrives à être sexy même avec un masque. Quel dommage que je n’aie plus le droit de t’embrasser.
– Toujours aussi flatteur. C’est le jour des présentations : voici notre nouvelle recrue, Elena, chef de projets, qui chouchoute les clients les plus importants de Reinette, et s’il y en a bien un qui est important, c’est toi !
– Bonjour Jean-Christophe, bonjour Jenny !
– Salut, appelle moi Jean-Chri ! Alors c’est toi, Elena, la petite nouvelle sur laquelle Hervé n’a pas tari d’éloges.
Elena se sentit observée sous toutes les coutures par l’homme à la chevelure blanche. Il portait beau, mais le rebondi de son ventre et les poches flasques sous les yeux trahissaient le passage du temps. Son regard mobile, perçant, balayait le corps de la jeune femme comme un radar, de haut en bas. Il finit par détourner la tête, et s’adressa à Angélique :
– Je ne pensais pas que mon ami Hervé recruterait un jour une fille aux cheveux si courts. C’est inédit, chez Reinette ! Vraiment pas habituel. D’ailleurs, j’espère que je pourrai voir si Fatimatou a toujours ses tresses ?
– Jean-Christophe, suis-moi, l’interrompit Angélique. Nous serons à l’aise dans la grande salle de réunion. Profitons qu’elle soit libre !
– OK mesdemoiselles, je vous suis. J’aime cette grande salle ensoleillée. Il fait bon ici. Ça me changera de mon bureau plein Nord. Je suis un homme du Sud, comme toi ma chère Ange, toujours bronzée, tu respires la santé. Elena, en revanche, m’a l’air toute pâlotte. C’est l’effet du confinement, ça ? Tiens, profites-en, mets-toi en pleine lumière.
Elena découvrit que le soleil inondait la verrière au-dessus de la grande salle de réunion, qu’il n’y avait pas de ventilateur, et qu’il était impossible de se mettre à l’ombre. Elle se concentra sur sa respiration, mais elle sentit les gouttelettes en train de se former sur son visage. Elle mit la main dans sa poche droite. Il ne restait qu’un seul mouchoir.
*
En toute fin d’après-midi, Hervé appela Angélique alors qu’elle s‘apprêtait fermer l’agence :
– Alors, bonne journée ? Elena est comment ?
– Super ! C’est intéressant de découvrir en vrai des gens qu’on connait déjà pas mal à distance. Elle est marrante. Elle reste encore un peu sur la réserve, mais elle va bien s’entendre avec l’équipe. Elle a été très attentive, à l’écoute, et rigoureuse. Il faut qu’elle prenne encore confiance en elle avant qu’on la lâche toute seule devant les clients, mais ça c’est mon job.
– Et justement, comment ça s’est passé avec Jean-Chri ?
– Plutôt bien je pense. Il est venu avec une nouvelle, Jenny, une jeune toute discrète. On a à peine entendu le son de sa voix. Il faut dire que Jean-Chri ne lui a pas laissé beaucoup de place. Mais j’ai l’impression que c’est elle qui va mener le projet. On a avancé comme prévu sur le brief, Elena va faire le compte-rendu pour affiner la propale. Elle a eu de bonnes suggestions.
Hervé écoutait attentivement, et Angélique continua sur sa lancée :
– Bon, mais ton ami, il a été fidèle à lui-même. Il l’a cherchée, comme il fait d’habitude. Elle s’en est bien tirée, franchement. Juste un truc, c’était surprenant, elle s’est mise à beaucoup transpirer. Elle avait la tête trempée, comme si elle sortait de la douche, ou comme si elle perdait tous ses moyens. Jean-Christophe s’en est aperçu, il a fait une remarque à la noix, ce qui n’a rien arrangé. Mais je pense que j’ai rattrapé le coup en recentrant sur le budget de son site, pendant qu’elle allait se rafraichir aux toilettes. Il n’a pas sourcillé quand j’ai proposé de rajouter 30k, j’espère qu’il ne va pas râler par derrière auprès de toi comme il fait parfois ?
– Figure-toi que Jean-Chri m’a appelé en sortant de l’agence pour râler, mais pas pour le budget. Je te la fais soft, mais il ne m’a parlé que d’un truc, qu’Elena était en nage. Il l’a trouvée bizarre, « pas saine, limite sale, alors qu’elle n’est pas grosse et qu’elle devrait être encore loin des bouffées de chaleur de la ménopause », je cite. Il pense qu’elle est archi-stressée. Il m’a dit des trucs graveleux, tu ne sais pas comment il est quand il se laisse aller, sur le fait qu’elle était mouillée de partout à cause de lui, je te laisse imaginer.
– Oh non ! Le gros lourd !
– Oui tu as raison il est lourdingue, c’est un macho de la vieille école. Ça reste entre nous, hein ? Mais bon, ce qui m’ennuie c’est qu’il m’a dit trois fois que ça l’embêtait de l’avoir comme interlocutrice sur le projet. Je le connais, elle ne lui a pas plu, il se braque. Et il m’a parlé d’Aminatou, dont il ne se souvient toujours pas du prénom, mais ses longues tresses et son regard de gazelle, il ne les oublie pas.
– Mais n’importe quoi ! Moi aussi il m’a fait le coup. Aminatou elle est graphiste, elle ne va pas être chef de projet. Elena est beaucoup plus adaptée pour lui, et je n’ai rien à lui reprocher, au contraire. C’est la meilleure pour ce projet, et puis je serai en supervision autant que nécessaire.
– Je sais bien. C’est très embêtant. On faisait déjà 20% de notre chiffre chez Mifa Sols, et tu sais comme moi que c’est un des rares qui n’a pas freiné pour 2020. C’est la crise, et ça risque de ne pas s’arranger dans les mois qui viennent, je suis très pessimiste. Reinette ne peut pas perdre ce client. Et à titre personnel, je ne veux pas me brouiller avec lui. Il faut faire quelque chose. Proprement, et humainement, hein, bien sûr. Elena, elle est en période d’essai jusqu’à quand ?
– Encore un mois en demi, c’était 3 mois, non renouvelable.
– Bon, qu’est-ce que tu proposes, Angélique ? Tu sais que je suivrai ta décision.
– Je vais y réfléchir, on en reparle très vite ?
– D’accord, mais ne me déçois pas ! Il va bientôt revenir à la charge.
Vous êtes Angélique, Numéro Deux de l’agence Reinette. Que décidez-vous ?
A : Le client est roi, et il faut agir vite. Vous mettez fin à la période d’essai d’Elena, pour lancer rapidement un autre recrutement.
ou B : Vos salariés avant tout. Vous confirmez le CDI d’Elena.
Vous pouvez indiquer votre choix argumenté en commentaire.
…
solution B
B bien sûr !!!
je confirme le CDI de Elena, je propose à Jean-Cri de laisser Jenny travailler directement avec Elena en précisant que si des séances en présentiel avec Jean-Cri doivent avoir lieu , j'y (moi Angélique) représenterai Elena. Je reconnais le Handicap d'Elena en lui faisant aménager en salle de réunion un poste de travail ombragé et ventilé . Dès que le contrat est signé, Elena s'y installe pour travailler avec Jenny, ou avec Jean-Cri selon . Aminatou servira le café !
Bien sûr la solution B
- Parce-que c’est la loi, l’apparence physique constituant un critère prohibé de discrimination.
- Parce-que c’est amoral et stupide de la part de JCM et qu’à terme il est perdant.
Facile à dire sur le papier et au nom de la morale bien- pensante ! Mais l’Agence est fragile. Perdre un très gros client, et ce brutalement peut mettre en danger la trésorerie, les salaires, etc…. Principe de réalité oblige. Que faire ?
Angélique (qui semble entre parenthèses assez « petite nana auto-centrée ») doit absolument surmonter son côté superficiel et « la jouer fine »… Être politique tout en confrontant JCM à son sexisme bas de gamme.
En sera-t-elle capable ? C’est tout l’intérêt…
Réponse B.
Dans une structure de notre taille, qui plus est dans cette période incertaine, un bon recrutement c’est très précieux. Elena est visiblement compétente, très vite opérationnelle et semble bien s’intégrer. Elle nous a déjà fait une très bonne impression en très peu de temps, à moi comme à Hervé. Elle sera efficace avec les autres clients et en prospection.
Ce gros lourd de JC ne changera pas d’avis. C’est vrai qu’à court terme c’est compliqué de se passer de lui et sa relation avec Hervé complique les choses : je vais m’impliquer personnellement sur ce dossier pour gérer la relation client, avec Elena en back office. D’autant que la mettre en pilotage dans ces conditions alors que c’est…