Virages - FINS
- Dorothée de Linares
- 15 oct. 2021
- 17 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 mars 2023
Avant de lire cette page, vous pouvez lire le début de l'histoire ici : Virages.

Vous êtes Fabienne Lesage, consultante expérimentée au sein d'un cabinet de recrutement. Votre client, le groupe Mifa Sols, cherche un adjoint au manager d'un de ses magasins, un poste considéré "junior". Votre patron, JPH, vous a suggéré d'écarter une candidate "senior" (Estelle Gallois, 48 ans), alors que vous considérez qu'elle a toutes les compétences pour le poste.
Que décidez-vous ?
ou
Lisez ci-dessous la fin de l'histoire que vous préférez, ou les deux, ainsi que l'avis d'IKATU CONSEIL.
Suite A : Fabienne cède à son patron, elle écarte Estelle.
Après la réunion, Fabienne déjeuna avec Justine et Anaïs. Il fallait bien reconnaître qu’elles n’étaient pas méchantes, les petites jeunes, et plutôt efficaces dans leur travail. Elles se demandaient ce que Fabienne allait faire pour Mifa Sols. Justine estimait que Fabienne n’avait pas le choix, le message de JPH était clair, bien qu’insidieux, et si elle arrivait à trouver d’autres candidats qui tenaient la route, il valait mieux qu’elle ne prenne pas de risques vis-à-vis du patron. Anaïs reconnut de son côté qu’elle aurait été bien embêtée à la place de Fabienne. Elle se sentait de plus en plus gênée par le décalage entre les belles phrases de présentation du cabinet, les engagements en matière de diversité etc… et la réalité de la pratique, où la priorité c’était de rentrer de l’argent et donc de faire plaisir au client à court terme, quitte à tordre ses valeurs.
En effet, Fabienne trouvait aussi que c’était bien toute la subtilité, la difficulté, et aussi l’intérêt de leur rôle de consultantes, d’autant plus dans la période actuelle, particulièrement tendue d’un point de vue économique, mais où les sujets d’égalité et d’inclusion devenaient également prépondérants. Elle ne parvint pas à leur avouer que, pour cette affaire, elle avait déjà tranché, et qu’elle n’était pas particulièrement fière d’elle-même.
Estelle avait pris la nouvelle avec élégance, au téléphone, une heure plus tôt, au grand soulagement de Fabienne. Elle était déçue, certes. Mais si Mifa Sols ne voulait pas la recevoir maintenant, parce qu’elle sortait de la norme, qu’elle était trop atypique, ça voulait dire que cela n’aurait pas marché entre eux sur le long terme. C’était peut-être même un service qu’ils lui rendaient, sans le savoir.
Fabienne essayait de se convaincre que l’histoire qu’elle avait racontée à Estelle était fidèle à ce qui se serait passé, si elle l’avait effectivement présentée au client.
Le plan fonctionnait bien. Les deux jeunots qu’elle proposait feraient l’affaire, et seraient rapidement invités aux entretiens chez Mifa Sols, ils seraient contents. La cliente serait ravie. JPH serait rassuré. Elle aurait bouclé cette mission en un temps record, et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Quant à Estelle, elle ne manquait pas de ressources, et elle trouverait bien sa voie.
Le soir, après le dîner, lorsque Fabienne raconta à son mari qu’elle avait écarté une candidate à cause de son âge - le même que le sien, et qu’en plus elle lui avait menti, qu’elle avait donné le mauvais rôle au client, qui n’y était pour rien, alors que la candidate était super, elle ne laissa rien paraitre d’anormal, en maniant l'ironie comme d'habitude et en montrant un certain détachement. Mais lorsque Stéphane lui dit de ne pas s’en faire et lui caressa le bras, elle éclata soudain en sanglots. Elle n’avait pas pleuré comme cela depuis si longtemps. Cela devait être la fatigue. Heureusement, Camille était dans sa chambre. Stéphane fit tout pour déculpabiliser sa femme. Elle n’avait pas eu trop le choix, si ? Elle avait eu raison de suivre l’avis de son patron ; c’est bien lui qui la payait. Ne s’était-elle pas trop identifiée à cette candidate ? Si elle commençait à prendre à cœur le destin de chaque personne qu’elle rencontrait, elle ne s’en sortirait pas. Elle avait besoin de se reposer, de prendre l’air. Ça tombait bien, ils partaient en week-end à la campagne.
Fabienne décida d’essayer de ne plus penser à cette affaire.
Elle y arriva à peu près bien, jusqu’au jour où la Directrice du Recrutement de Mifa Sols la rappela pour dire que, non, décidément, les deux jeunes, ça n’allait pas. Le premier ne leur inspirait pas confiance. Trop jeune. Il ne se s’imposerait pas auprès de l’équipe. Quant au deuxième, il avait simplement disparu. Il ne s’était pas présenté à son deuxième entretien, sans même avoir la politesse de prévenir. Il fallait que Fabienne reprenne ses recherches au plus vite.
Dès qu'elle eut raccroché, Fabienne balança son téléphone et jaillit de son siège. Il fallait qu’elle bouge, pour faire passer la rage qui l’avait envahie. « Et merde, merde, merde ! Quelle conne ! J’en ai marre, putain !». Le couvercle de l’autocensure commençait à s’ouvrir. Elle aurait hurlé, s’il n’y avait eu les voisins dans les bureaux d’à côté. Elle finit par se laisser tomber au fond de son fauteuil, en larmes.
Une fois calmée, elle prit ses affaires et rentra chez elle, sans prévenir personne.
Il était 15 heures.
Quelques jours plus tard, Fabienne reçut un courrier recommandé la convoquant à un entretien préalable au licenciement.
JPH la virait.
Ce n’était pas possible que ça se finisse ainsi. Elle décida d’aller toute seule à l’entretien. Elle se sentait capable de plaider sa propre cause. Après 15 ans, JPH ne pouvait pas faire ça. Il y aurait un compromis à trouver. Elle ne manquait pas d’arguments. Les clients étaient satisfaits, les chiffres attestaient qu’elle était bonne en commercial et ramenait des nouvelles missions. Elle saurait négocier. Et puis, d’un point de vue strictement économique, pourquoi ne pas licencier d’autres collaborateurs plus chers ? Elle avait appris lors d’une tournée de bières que Fred gagnait 15% de plus qu’elle…
Pourtant, elle se défendit à peine. JPH confirma que les comptes du cabinet étaient au plus bas, il fallait faire quelque chose, lui-même il voulait rester très humain, comme il l’avait toujours été, et il était très sincèrement, profondément, absolument désolé, ce n’était pas du tout contre elle, un licenciement économique c’est toujours un drame pour l’entreprise, c’était même une opportunité pour elle, un nouveau départ, il la sentait moins motivée ces derniers temps, il lui arrivait de s’absenter, elle avait besoin de se renouveler, elle avait encore l’âge et l’énergie de rebondir, contrairement à Fred, lui il avait une pension alimentaire à payer, et deux enfants encore jeunes, et surtout, elle était super compétente, la preuve, encore récemment son ami Pavillon avait exprimé sa grande satisfaction sur la gestion des recrutements pour Mifa Sols, même si, pour le poste à Saint-Ouen, ils commençaient à s’impatienter, expérimentée comme elle était, elle retrouverait facilement un poste, il suffisait qu’elle ne soit pas trop gourmande dans ses prétentions salariales, et puis, le mari de Fabienne avait une bonne situation, et leur fille unique avait presque fini ses études, n’est-ce pas ? C’était peut-être même un service que JPH lui rendait, sans le savoir. Quelques temps plus tard, que sont-ils devenus ?
« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », Fabienne pense souvent à cette citation de Nietzsche, qu’on dit quand on en bave, et dont on abuse en développement personnel.
Mais non, elle n’est pas plus forte.
Elle est effondrée.
Depuis qu’elle a quitté le cabinet JP Herwitt, elle a passé quelques entretiens, dans d’autres cabinets, mais rien de concluant. Elle se demande si elle n’est pas restée trop longtemps chez JPH. Elle vit de l’intérieur le fait que les personnes sans emploi sont moins attractives que celles en poste. Avant, il lui arrivait de se faire chasser par d’autres cabinets. Mais avant, aussi, elle était plus jeune.
Elle traverse une grande période de doutes. Elle se sent inutile, incompétente, tout simplement nulle. Et encore, elle ne se retrouve pas sur la paille. Elle touche des allocations chômage, et il y a le salaire confortable de Stéphane.
Elle ne veut pas se laisser aller complètement, et décide de s’offrir les services d’une coach, qui va l’aider à rebondir. Elle commence par reprendre des activités qui lui plaisent, le yoga, qu’elle avait arrêté depuis quelques années, la chorale, la cuisine… Elle essaye aussi de se rapprocher de sa fille qui a grandi si vite, trop vite, elle n’a pas vu le temps passer. Ce n’est pas facile. Lorsqu’elle n’est pas dans une phase mutique, l’adolescente lui pose des questions sans filtres :
— Maman, tu crois que tu vas retrouver un travail ? Tu sais, j’ai dit à Paul que tu t’étais fait virer de ton cabinet de chasse. Il a demandé s’ils avaient bien tiré la chasse, au cabinet ? Mais tu ne le prends pas mal, hein, maman ?
Fabienne ne dit rien, mais elle le prend très mal.
Elle n’a quasi plus d’existence sociale. Ses anciens collègues ne lui demandent pas de nouvelles, à part Fred, qui de temps en temps lui propose d’aller boire une bière, mais elle refuse, il est trop fatigant.
Et puis, un jour, elle ne sait pourquoi, peut-être grâce travail avec la coach, elle accepte de le revoir.
Fred n’est pas tout seul au café où ils ont rendez-vous. Fabienne n’a pas le temps de faire demi-tour : elle reconnait Justine qui la salue déjà de loin, alors elle plaque un sourire sur son visage et les rejoint. L’un à côté de l’autre, tout proches, l’air complices, ils ont une grande nouvelle à lui annoncer. Fabienne pense avoir compris :
— Quoi, vous êtes ensemble ? — Elle est bonne celle-là, mais non ce n’est pas du tout cela. Non, on envisage de quitter JPH et de monter notre propre cabinet. On a déjà plusieurs clients qui nous suivent. On voudrait te proposer de t’associer avec nous. Chez Mifa Sols, ils viendront pour toi, c’est sûr. Le poste à St-Ouen, tu te souviens ? Eh bien ils ne s’en sortent pas. Le gamin qu’on a fini par leur trouver vient de se barrer, au bout d’une semaine !
Les deux acolytes se relaient pour expliquer avec enthousiasme les méthodes qu’ils vont mettre en place, leurs atouts, leur vision, jusqu’aux détails du business plan qu’ils vont bientôt présenter à un banquier.
En d’autres temps, Fabienne aurait été touchée par cette proposition, très touchée. Objectivement, c’est solide, le projet est mûr. Certes, Fred a ses défauts, mais elle les connait bien, et ils sont contrebalancés par les qualités de Justine.
Fabienne écoute, s’intéresse, remercie, temporise, sourit, annonce qu’elle va réfléchir.
Mais elle sent au fond d’elle quelque chose qui dit non, qui dit que ce n’est pas cela qu’elle veut, qu’elle en a marre de se forcer pour rentrer dans le cadre des autres, pour atteindre les objectifs des autres. Elle comprend qu’elle va refuser. Ce n’est pas complètement rationnel, mais faut-il toujours être rationnel à 100% ? Elle est fière de cette décision, et ça fait longtemps qu’elle n’a pas été aussi fière d’elle-même. Elle a compris qu’elle a besoin de changer de modèle, de faire prendre un vrai virage à sa carrière. Elle ne sera plus salariée d’un cabinet de recrutement. L’univers des possibles se rouvre devant elle.
À l’issue d’une séance de coaching, elle décide de rappeler Estelle. Elles se revoient, elles sympathisent, elles se promettent d’aller ensemble au prochain concert de Vincent Delerm, dès qu’il remontera sur scène.
Lire maintenant l'autre fin de l'histoire juste en dessous, ou aller à l'avis d'IKATU CONSEIL
Suite B : Fabienne reste sur sa position et propose la candidate "atypique".
Dans l’après-midi, Fred passa voir Fabienne dans son bureau. Il referma la porte derrière lui. — Dis donc il a été raide avec toi le patron. — Ah, tiens, Fred, mon ami de 15 ans, merci pour ton aide ! Franchement tu étais obligé d’en rajouter avec tes blagues à deux balles ? Je me demande comment je te supporte depuis tout ce temps. — Excuse-moi, c’était trop tentant, répondit-il avec son sourire le plus charmeur, celui qui montrait le bon travail de son dentiste.
Était-ce sincère ? Fred s’était assis sur la chaise en face du bureau de Fabienne. Il s’approcha le plus possible pour qu’elle entende bien sa voix basse :
— Bon, sérieusement, j’espère que tu as bien compris son message, au grand manitou. — Non, à mon âge on est sourde et malcomprenante, ironisa-t-elle. Est-ce que je me mêle de tes affaires ?
Fred fit le geste d’aplanir l’air avec ses mains, comme si tout était lissé, comme si tout allait bien, et continua sur un ton de conspiration :
— Désolé, ce n’était pas méchant. Je viens te voir en ami, je t’assure. Je voulais te dire, JPH, il n’est pas complètement transparent sur les comptes. Ça reste entre nous. J’ai mes infos, clairement, ça ne sent pas bon. Et donc, crois-moi, ce n’est pas le moment d’être dans sa ligne de mire. À ta place, je ferais profil bas. La défense des pauvres candidats discriminés, tu oublies, si de son point de vue cela va à l’encontre des intérêts du cabinet. Tu sais, nous sommes à des âges où ça devient plus dur de retrouver du boulot, surtout en ce moment. — C’est quoi ces insinuations ? Tu as été envoyé pour me menacer ? Écoute Fred, j’ai du travail. Et tu en as peut-être aussi d’ailleurs ? — Si tu le prends comme ça … Je te trouve tendue. Tu as tes règles ou quoi ?
Fabienne soupira bruyamment et envoya une gifle dans l’air, devant le visage de son collègue, ce qui n’empêcha pas ce dernier de continuer :
— Non ? Ne me dis pas que tu es ménopausée ?
Fred était hilare.
— Tu me fatigues, soupira Fabienne. Allez, laisse mamie tranquille s’il te plait.
Enfin seule, Fabienne se conforta dans l’idée qu’elle prenait la bonne décision. Ce n’était plus possible. Blagues sexistes, évaluation professionnelle des femmes basée sur leur physique, péremption à 45 ans, écarts de salaire… C’était trop, elle n’en pouvait plus ! Il fallait lutter, chaque instant. Ne rien laisser passer. Elle allait contribuer à faire évoluer le monde du travail. Elle pensait à sa fille. Les jeunes générations devraient connaitre autre chose.
Fabienne ne tarda pas à appeler sa cliente, la directrice du recrutement Mifa Sols.
— Annie, nous nous connaissons depuis longtemps. Vous savez que vous pouvez me faire confiance ? Que je cherche toujours le meilleur pour mes clients ? Que je cherche aussi à diversifier les profils que je vous propose, dans l’intérêt de Mifa Sols. — Oui bien sûr, chère Fabienne. Et vous ne m’avez jamais déçue. Qu’avez-vous donc à m’annoncer ? — Voilà, je suis ravie, j’ai deux candidatures à vous présenter : Anthony, jeune diplômé, bien formé, motivé, encore malléable, et Estelle, grande capacité d’adaptation, excellent relationnel, diplômée d’une école de commerce qui revient en entreprise après une expérience remarquable en aménagement d’intérieur en autodidacte. Le jeune est très bien, mais elle, elle fera des merveilles. — Très bien, mais quel âge a-t-elle, cette merveille ? — Excusez-moi de ne pas répondre à cette question, chère Annie, répondit Fabienne d’un air taquin. Je vous envoie ma synthèse pour ces deux candidatures. Lisez-les tranquillement, et vous verrez alors si vous avez une raison objective de ne pas recevoir l’un ou l’autre. — Ah, Fabienne, vous êtes en train de me rappeler que l’âge n’est pas un critère de recrutement… Merci pour votre délicatesse ! Moi qui lance une formation « recruter sans discriminer » auprès de mes managers… Vous avez raison de mettre en avant mes propres incohérences. Des vieux réflexes. C’est que, moi-même, j’ai 52 ans, eh eh ! C’est plus dur de se remettre en question à mon âge. — Allons, Annie, vraiment… ? — Ah, encore un cliché, décidément, c’est drôle. Vous êtes forte ! Bon, je prends rendez-vous avec ces deux candidats. Je n’ai aucune raison de ne pas vous faire confiance.
Quelques jours plus tard, c’est Annie qui rappelait Fabienne. Elle alla droit au but :
— J’ai le plaisir de vous confirmer que nous recrutons Anthony sur le poste d’adjoint à Saint-Ouen. Il manque encore un peu d'expérience, mais on lui proposera un coaching s’il est en difficulté dans le management. — Ah bon, mais Estelle Gallois ?
Fabienne ne parvint pas à masquer sa déception. Ne se serait-elle pas trop identifiée à sa candidate ? Mais Annie reprit :
— Quant à Estelle Gallois, nous allons lui proposer un poste sur mesure. Je vous explique. Depuis les confinements, les Parisiens achètent des maisons à la campagne, et sont en train de les retaper. Nous accompagnons déjà les projets mais souhaitons développer une offre encore plus sur mesure, pour les clients VIP. C’est de l’architecture d’intérieur intégrée. Nous pensons qu’Estelle a toute sa place dans cette nouvelle équipe. Le Directeur Magasins a flashé sur elle, au sens professionnel bien sûr, quoique… je n’en sais pas plus, hi hi, mais toujours est-il qu’il l’a présentée au Directeur Marketing et que tout ça est en train de se mettre en place.
En fin de journée, JPH vint rendre visite à Fabienne dans son bureau pour la féliciter. Pour un mandat d’un seul poste, elle avait réussi à placer deux candidats. Mifa Sols faisait des très bons retours. Lui-même, il avait toujours cru en elle. Et d’ailleurs, il souhaitait la récompenser. Fabienne s’entendit lui répondre :
— Merci monsieur. Il va sans dire que vous augmentez donc mon fixe de 15% pour l’aligner enfin sur celui de mon homologue masculin ?
JPH se mit à tousser et fit semblant de rire.
— Ah ah ! Vous ne manquez pas d’aise, constata-t-il, avant de disparaitre dans le couloir.
Quelques temps plus tard, que sont-ils devenus ?
Du côté de Mifa Sols, le recrutement pour le poste de Saint-Ouen n’est toujours pas conclu. La réalité est là : certains candidats décident purement et simplement de laisser tomber, de ne plus répondre à l’entreprise qui souhaite les recruter. Ou alors, ils acceptent une proposition d’embauche, mais ne se présentent pas le premier jour du contrat. À croire que le rapport de forces a évolué, et que les candidats reproduisent les comportements des recruteurs à leur égard.
Heureusement, Fabienne veille au grain, et pour Anthony, elle l’a vu venir. En l’appelant régulièrement, elle a compris qu’il avait une autre proposition qui l’intéressait plus, le poste n’est pas forcément mieux, mais c’est en province. Il se rapproche de sa copine. Fabienne l’a fait parler de ses camarades de promotion, et dans le lot elle a identifié deux jeunes femmes qui pourraient bien faire l’affaire. Mais que tout cela prend du temps !
De son côté, Estelle est ravie de sa rapide intégration chez Mifa Sols. Tout a été bouclé en moins d’un mois. Elle exprime régulièrement sa reconnaissance à Fabienne à qui elle donne souvent des nouvelles.
Cette réussite, comme les succès d’autres femmes qu’elle a placées sur des postes à enjeux, alors que ce n’était pas gagné au départ, motivent Fabienne pour continuer son travail de fond. Elle s’est en effet donné à elle-même l'objectif de placer un maximum de femmes chez ses clients. Et ça marche, en plus d’aider à tenir la dépression à distance.
Fabienne lutte.
Et pourtant, elle se sent lasse, lasse de la routine, lasse de ne pouvoir changer les choses, lasse de cette culture machiste, lasse du manque de reconnaissance.
Elle se met à écouter des podcasts conseillés par Camille. Elle a découvert que sa fille est engagée pour l’égalité dans son lycée, et que son combat couvre un champ plus large que le sujet du sexisme au travail. C’est la plus jeune qui fait ainsi rentrer de nouveaux concepts dans les diners familiaux : patriarcat, culture du viol, féminicides, sororité, écoféminisme, intersectionnalité, validisme… Stéphane, un peu perturbé par les nouveaux sujets de conversation à la maison essaye de suivre. Les podcasts, ce n’est pas son truc. Il a promis de lire quelques livres féministes. Il commence par King Kong Theory, parce que Despentes, c’est sa génération, et qu’il a bien aimé ses romans.
Professionnellement, Fabienne se sent des fourmis dans les jambes. Elle change sa photo sur LinkedIn, rafraichit son profil, il faut se rendre visible. Sans doute bientôt osera-t-elle quitter JPH pour autre chose. Elle prendra un grand virage vers un projet encore à définir, autour des gens, des femmes, quelque chose de plus créatif, où elle serait plus elle-même, ou bien dans l’accompagnement, à l’instar d’Anaïs.
L’événement notable sur la période au sein du cabinet JPH a été en effet la démission de la jeune consultante qui reprend ses études de psychologue. Être dans le soin, ça lui conviendra mieux. D’après Fred, même si JPH s’est fendu d’un discours de regrets émus lors du pot de départ de la jeune femme, ça l’arrange bien d’avoir un salaire en moins à payer, et c’est arrivé à point pour éviter un licenciement.
De son côté, Fabienne a été royalement augmentée de 5%. C’était bien la peine, pour une fois, de demander.
Un vendredi après-midi, Estelle appelle Fabienne.
— Allô Fabienne, devine qui j’ai rencontré ? Ah pardon, je vous ai tutoyée !
Fabienne ne l’a jamais entendue aussi excitée, comme une toute jeune fille.
— Estelle, je t’en prie, passons au « tu », avec plaisir ! Alors dis-moi, qui as-tu rencontré ?
— Eh bien tu ne me croiras jamais … Vincent Delerm ! Il est venu au magasin, il refait sa maison, et je crois bien qu’il va devenir mon client. — Incroyable ! Et il est comment ? — Très sympa ! Adorable même ! Au début il restait sur la réserve, il voulait parler de sa maison et pas de sa vie, mais tu me connais j’ai réussi à le mettre en confiance, et on a bien discuté. Il est resté plus de deux heures. Je lui ai raconté, bien sûr, notre rencontre à toutes les deux. Il n’en revient pas de cette histoire, et il aimerait bien faire ta connaissance. J’ai rendez-vous pour voir sa maison la semaine prochaine, je t’embarque ?
L’avis d’IKATU CONSEIL
Après la publication de la première partie de cette histoire, personne ne m’a écrit qu’à la place de Fabienne Lesage il (ou elle) aurait cédé aux injonctions plus ou moins subtiles de son patron et aurait refusé la candidature d’Estelle Gallois, trop vieille ! Pourtant, business is business, c’est la crise, il faut bien vivre ma brave dame, et c’est pas le moment de perdre son boulot, vous comprenez.
Cela me laisse penser que mes lecteurs sont formidables, ouverts, droits dans leurs bottes … Bravo !
Et pourtant, les enquêtes montrent que l’âge est l’un des premiers critères de discrimination dans l’accès à l’emploi en France. Étonnant, alors que c’est le critère qui concerne tout le monde, un jour ou l’autre. Soit on est trop jeune et pas assez expérimenté, soit on est trop vieux… la période optimale pour se faire choisir par un recruteur est souvent bien courte.
Les principales craintes des recruteurs vis-à-vis de ceux que l’on installe dans la grise catégorie des « seniors » vont porter sur leur coût, et sur leur moindre capacité supposée à s’adapter aux changements et à la culture de l’entreprise.
Rien que le terme de senior est problématique, dans notre société gérontophobe. Voici la première définition donnée par le Larousse en ligne : « Senior : Qui concerne les plus de cinquante ans : Les seniors voyagent beaucoup. »
Horreur ! Et cet exemple est terrible : les seniors voyagent beaucoup parce qu’ils ne travaillent plus ?!?
Préférons le deuxième sens donné : « Confirmé, sur le plan professionnel : Ingénieurs seniors », avec la connotation positive exprimée par la notion d’expérience ou de compétence.
Dans notre histoire, Estelle cumule les difficultés, car en plus d’être trop vieille pour le poste « junior » à pourvoir, elle n’a presque pas travaillé en entreprise, même si ses expériences de mère de famille nombreuse, de trésorière d’association, d’organisation de déménagements, de décoratrice d’intérieur etc. lui ont permis de développer de nombreuses compétences. À ce sujet, la société évolue lentement. Il y a bien quelques signes d’espoir, comme l’augmentation des congés paternité qui vont rééquilibrer les choses et modifier le regard des hommes comme des femmes, sur les périodes de « vide » dans les CV. Suivons avec intérêt les mouvements comme « Ma Pause Parentale », qui incitent à faire reconnaitre les compétences acquises pendant les congés parentaux.
Les entreprises qui recrutent ont parfois encore des demandes hors la loi auxquelles leurs prestataires de recrutement peuvent céder (cf. un testing récent de SOS Racisme). Certains intermédiaires de recrutement, qu’ils recrutent des salariés permanents ou des intérimaires, parviennent néanmoins à prévenir, écarter, contourner, refuser les demandes discriminatoires de leurs clients, comme Fabienne l’esquisse dans la fin B. Il est en effet possible de refuser de trier des candidats sur leur âge, leur sexe, leurs origines etc… et ainsi, de respecter la loi. Cela nécessite cependant un engagement constant de la Direction, de la sensibilisation et de la formation des recruteurs, l’évaluation régulière des pratiques, la traçabilité des choix …
Un regard extérieur expérimenté (senior 😉) sur le sujet est précieux pour les entreprises qui souhaitent perfectionner leurs pratiques.
Avec IKATU CONSEIL, je réalise des audits pour l’AFNOR sur les labels Diversité et Égalité Professionnelle F/H. Je peux aussi réaliser pour vous un diagnostic de vos processus, puis vous aider à définir un plan d’actions diversité, ou vous accompagner dans vos projets d’amélioration de votre dispositif de recrutement.
Quelques ressources :
Dans une tribune publiée dans Le Monde du 26 juin 2021, Hymane Ben Aoun, la présidente de Syntec Conseil-Recrutement, affirme dans une tribune au « Monde » que l’expérience des salariés de plus de 45 ans a une forte valeur pour l’entreprise. Pour commencer à casser les idées reçues, pour changer de paradigme, il faut changer d’appellation, comme le propose Sophie Bellon, la patronne de Sodexo : « Il ne faut plus parler de seniors, il faut parler de travailleurs expérimentés. L’expérience a de la valeur. »
À compétence Égale : association qui fédère des acteurs engagés dans la lutte contre toute forme de discrimination à l’embauche et pour la promotion de la diversité dans l’emploi.
Ma Pause Parentale : pour valoriser auprès des recruteurs les compétences acquises pendant les congés parentaux
Force Femmes : association reconnue d’intérêt général qui accompagne gratuitement les femmes de plus de 45 ans sans emploi dans leurs démarches de retour à l’emploi ou de création d’entreprise.
Les Label Diversité et Label Égalité Professionnelle récompensent les entreprises qui engagent des politiques diversité et égalité , avec une volonté d'amélioration continue
Enfin, merci à Vincent Delerm, à qui j’ai emprunté, sans lui demander, les noms de mes personnages.
Pour écouter la chanson, c’est ici : Les filles de 1973 (album Kensington Square, 2004)
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